le village __je suis né a connu un grand chandeme

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La pensée de midi
2005/2 (N° 15)
Pages : 174
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Balthasar Burkhard, Le bras, 1993. Collection Frac Provence-Alpes-C?te d’Azur. Photo : Yves Gallois.
Ni évasion programmée, ni récit d’anticipation, mais manière de penser le temps qu’il fait, bonheur de cheminer avec.
Assis à contresens, naturellement je ne reconnais plus rien, comme si au lieu de rouler vers Paris, dans le sens de la marche, le train, à la suite d’une erreur d’aiguillage ou d’une panne inexpliquée, était parti à reculons vers le S le paysage n’est plus dans le bon sens, une décision absurde l’a renversé, je le vois, littéralement, à l’envers, même ses couleurs sont méconnaissables.
Dans l’agence de voyages où j’achète mes billets, les images de voyageurs en cours de route ont disparu. Un grand-père accompagne sa petite-fille sur le quai, des amoureux se retrouvent, des paysages d’eau ou de vigne défilent doucement, mais personne ne voyage. Dans sa h?te d’arriver à destination, ou dans sa crainte d’identifier le passager à une victime potentielle, le xxe siècle a fait dispara?tre le voyageur avec le voyage et l’idée même de cheminement. Dès lors, c’est la métaphore de la route, ou de la <>, avec ses accidents, ses obstacles, sa durée propre, qui est envoyée à la corbeille. Pour bien des prophètes de la C?te Ouest, pas de doute, le xxie siècle ne ressemblera pas à La Steppe de Tchekhov : il sera un siècle radieux dans lequel l’abolition instantanée des distances spatio-temporelles aura remplacé la pensée du devenir historique, de toute espèce de durée – mais aussi, cela va de soi, de la souffrance et de la mort. Des spécialistes du cybermonde, comme Mark Dery, auteur de Vitesse virtuelle, appellent cette religion <> la <>.
<>, note Alain de Botton, dans son Art du voyage, qui relève au passage l’espèce de <>. Ce matin, la vallée du Rh?ne m’inspire plut?t des pensées détaillistes, des pensées <>, comme celles que provoque l’observation du parcours de la pluie contre la vitre ou la vision d’un mur en ruine, avec tous ses détails écrits et comme épelés, à la fa?on de La Ferme de Miro. En réalité, le grand et le petit, le proche et le lointain, à cet instant, se confondent curieusement. La page du livre et le paysage sont bord à bord, les paragraphes compacts font bloc avec les fermes fortifiées et la ligne des pyl?nes. Les champs de luzerne m’apparaissent cousus aux paragraphes démesurément agrandis. Dans le parage du talus se trouve le titre inscrit en haut des pages. Sous mes yeux, le nuage, le livre et les champs, terre de Sienne tirant sur le roux, qui filent vers l’horizon, forment un petit paysage compact. Les lettres encollées aux ravins, la pliure des pages et des canaux boueux, soigneusement numérotés, happent le paysage. Ma perception du temps aussi se brouille. Il est vrai qu’un petit somme l’a durablement perturbée. (Dans le train, j’ai des absences, des narcolepsies passagè en avion, je suis absent. Je suis l’Absent.) Je ne sais plus très bien où je suis, ni dans quel temps, comme le petit Marcel Proust dans sa chambre à Combray, partagé entre prospection et rétrospection, et pour cette raison <> . Mais chaque moment, chaque bloc de durée me semble radicalement nouveau. Lycéen, la lecture de Bergson m’avait fait l’effet d’une révélation semblable : que toute conscience soit mémoire – <> –
mais qu’elle soit aussi <>, par une sorte de <>, comme <> , me laissait ébahi. La durée était l’alliée de l’artiste, son véritable t l’histoire individuelle n’était pas une succession linéaire de seuils ou de catastrophes, mais un élan créateur. Quelle place le xxie siècle fait-il dès à présent au <> que Proust et Bergson me firent entendre dans <>
et les multiplicités du temps vécu ? Quelle philosophie, quelle esthétique, quelle politique du devenir invente-t-il, quand la mémoire est si menacée qu’il est fait un devoir de se souvenir ? Quand la peur tient lieu de boussole et que les vérités immuables de l’être et de l’identité sont de retour, à rebours des pensées du devenir ? Quel rapport au temps instaurons-nous, quand le présent raréfié et violent de l’urgence et du direct l’emporte sur le temps humain ? Quand une temporalité sans mise à distance possible accapare toute l’attention ? Peut-être devrions-nous faire, comme Marcel Duchamp, l’éloge du <> et des rituels de la délibération infinie.
Les paysages en noir et blanc bordés et rivetés de chrome qui décoraient les trains de mon enfance étaient d’une grande beauté. Une beauté admise, nette, obtuse et un peu lugubre, qui déprimait à la longue, mais une beauté quand même. Mon premier geste, en entrant dans le compartiment qui fleurait bon l’odeur salée et fumée du Ska? vert (avec, au fond, imprégnant tout, un arrière-go?t de fer chaud et de thibaude que le métro parisien, dans quelque station périphérique, exhale toujours), était pour eux : je cherchais toujours dans les miroirs, qui me renvoyaient leur image inversée, à y voir quelque chose qu’ils ne montraient pas – une silhouette d’enfant, une femme nue, un événement, des jambes dépassant d’une fenêtre, un chien errant, une toiture défoncée. Rien n’y faisait, ils m’opposaient une <> sans faille, mais ils me fascinaient pour cette raison même, ils apportaient la preuve que rien n’arrivait jamais. Avec de telles images, le c?té orographique des choses l’emportait toujours sur le temps humain. Philippe Delerm, devant le cliché de Moustiers-Sainte-Marie (Hautes-Alpes), a des idées de casse-cro?te, de saucisson coupé à l’Opinel et de serviette à carreaux rouges . Moi, rien. Leur esthétique documentaire échappée des pages du Vidal Lablache
était d’une rigoureuse égalité géologique : hormis un solide noir et blanc, jamais d’effets de lumière, pas de cadrage pittoresque, des points de vue toujours identiques, à bonne distance du sujet, le premier plan bien distinct du second, des lointains parfaitement découpés et leurs auteurs toujours anonymes. Pas de photographe, pas de personnage, pas d’ une économie strictement contractuelle justifiait le tout. Bien malin celui qui reconna?trait des différences entre les prises de vue, comme si un même oeil avait donné son imprimatur au paysage. Des légendes rédigées en blanc sur fond noir par un t?cheron (l’ensemble sentait la le?on de photographie, l’armoire métallique, le rangement méthodique, le décimètre, le tau, la gomme, la mine de plomb et les lunettes rondes de l’ingénieur, cheveux coupés ras), jamais une faute, jamais le moindre détail qui cloche. Le pays qu’ils illustraient ne comptait que peu de constructions modernes, et pourtant les villes n’en n’étaient pas absentes, surtout les villes moyennes, les plus insipides : Argentan, Ch?teaudun, Pithiviers, Nevers, Lons-le-Saunier. La chronologie était scrupuleusement respectée : je me souviens de vues qui faisaient une place aux quartiers neufs mais, alors, la ville ancienne était visible, le monument historique en bonne place, l’écart comblé. On y respirait la France de Monsieur Coty et des retraités du rail, une France en paix, une France de lac du Bourget où l’on se suicidait en catimini, une F exactement la France conservatrice que le train avait mis sous verre et dont l’image, par endroits, pourrissait.
Par trop fréquentés et banalisés, les surplombs – les belvédères d’où les premiers touristes, armés du Baedeker , découvraient <> – ont perdu au xxe siècle de leur pouvoir de fascination. Du haut du clocher de Grianta ou de la tour Farnèse, Fabrice del Dongo embrasse avec netteté l’avenir, sa vie entière, jusqu’à l’ du hublot de l’avion, voir ne nous est plus d’aucun secours. Bien des photographes contemporains montrent des paysages désertiques, des no man’s land, des plages interminables, purs écrans de projection, <> , d’une post-humanité qui aurait aboli, dans <> des écrans vidéo et la <> qui affranchit de la pesanteur, tout détail, toute profondeur, toute distance, en un interminable <>. Les lieux nouveaux, chez <>
que nous sommes devenus, font surgir les images d’un monde global, connu d’avance, d’où toute nouveauté est exclue. Parvenu à destination, la comparaison du site destinal avec l’image attendue, sa plus ou moins grande conformité avec elle, occupe une bonne partie de l’attention. Sit?t sur place, le touriste photographie, vérifiant, à l’aide d’une image (qu’il n’est pas même nécessaire de voir), non l’existence d’un pays, toujours décevant, mais d’une autre image : ainsi les fidèles, qu’on croyait animés par le désir de rendre un dernier hommage au pape, n’avaient-ils d’autre idée en tête que de <>.
(C) A. R., Ligne TER Marseille-Aix-en-Provence, avril 2005.
D’où vient peut-être que les paysages que nous découvrons peinent de plus en plus à nous convaincre de leur réalité. Il y a déjà près de deux décennies que le popscape, le paysage électronique populaire des jeux vidéo à réalité virtuelle, les a transformés en parcs à thème. Pourtant, vu du train, le paysage n’a pas perdu toute réalité. Au moment où je découvre ce champ labouré, où ce champ labouré, couleur terra verde, entre dans mon oeil, il s’accorde à la beauté du Sud et me laisse le temps de prononcer à part moi quelque chose comme : <> Le paysage est beau dans l’instant même de mon regard, de son glissement délicieux, le long d’un champ labouré, aux abords d’Avignon, avec des serres disposées en quinconce, éclairées par le soleil du matin, un tourniquet d’eau en action qui trace un cercle pourpre autour de lui. En fait, la beauté n’est pas seulement dans la composition, un peu japonaise, des serres et du jet d’eau, ou dans la couleur de la terre, mais, ici, toute entière dans le point de vue. C’est une pure beauté de point de vue, de cadrage en surplomb : le train s’incline à cet endroit pour passer sur la courbe d’un pont, si bien qu’en cet instant, la vitre encadre un paysage sans horizon, sans restes, qui se déverse tout entier à l’inté un paysage qui para?t remonter à la verticale, comme dans La Bataille de San Romano, qui est à Londres , les collines traversées de sentiers – n’y manquent que les lapins et les jeunes piqueurs en collants bicolores pour devenir tableau.
A l’inverse de ces paysages intensément actuels, visités par le souvenir des tableaux aimés et porteurs d’une recréation possible, les paysages virtuels me frappent toujours par leur vulgarité. Ainsi, aux abords des chantiers, les grands panneaux censés représenter l’immeuble achevé. L’image est le plus souvent du kitsch le plus sauvage. Son <> – dont Baudrillard relève un peu brièvement qu’elle est <> – est surtout obscène. Ainsi dans Le Magicien d’Oz : la première partie du film, en noir et blanc, légèrement sépia, est d’une grande beauté, ses plans, sa lumière, la texture de ses paysages évoquent les raffinements de la photogr tandis que le monde du magicien violemment éclairé, saturé de couleurs, avec son architecture hollywoodienne, ressemble à un magasin des horreurs. L’effroi qui me saisit devant certains immeubles, de Beyrouth à Monaco en passant par les Emirats arabes, est du mê les instruments virtuels qui leur ont donné forme me font songer aux carrosseries bodybuildés de nouveaux freaks.
La lettre est datée du 22 ao?t 1837. Victor Hugo raconte à Adèle son voyage en train, d’Anvers à Bruxelles. La description est connue, elle introduit à la vision moderne :
Jean-Luc Moulene, Grand Thuya, 1992. Collection Frac Provence-Alpes-C?te d’Azur. Photo : Yves Gallois.
Trouble de la vue tout relatif, Hugo distingue les différents types d’altération que la rapidité fait subir au paysage et respecte la perspective du jalonnement en profondeur : points-taches du premier plan, lignes du second, surfaces mouvantes au loin, comme chez Kandinsky. La <> du TGV, qui exclut de regarder le ballast, sauf à tourner de l’oeil, réduit la vision au plan large, elle donne raison à Paul Virilio , pour qui la vitesse postmoderne – la vitesse que mes outils perceptifs sont incapables de capter – produit
d’où la sensation bizarre, comparée au tortillard de Hugo, d’un train immobile, sans plus de contact avec le paysage – ou plut?t en relation avec ses seuls lointains. Je serais un artiste, je supprimerais de mon champ de vision toute espèce de premier plan pour ne garder que ce glissement imperceptible : la disparition du paysage, appuyé sur son premier plan, serait alors accomplie.
Dans les premières pages de La Fin de l’homme , Francis Fukuyama prend en exemple Le Meilleur des mondes et 1984, deux des ouvrages d’anticipation les plus célèbres du xxe siècle, parus respectivement en 1932 et 1949, pour démontrer qu’Aldous Huxley avait eu raison d’anticiper le monde déshumanisé de la biotechnique et George Orwell celui de la cyberculture, inaugurant, surtout pour le premier, ce que Fukuyama, auteur de la vivement disputée <>, nomme à présent le <>. Une exposition célèbre, intitulée <> et organisée à Lausanne en 1992, l’année de la publication de La Fin de l’histoire et le dernier homme , consacrait le thème. Des artistes tels Matthew Barney, Damien Hirst, Cindy Sherman, Stelarc ou Denis et Jack Chapman y mettaient en scène, comme dans les films de David Cronenberg, des corps <>, transformés par la technologie, travestis, armés de prothèses, interconnectés et amplifiés au silicium, tatoués, greffés, surimplantés, clonés, accouplés ou découpés en tranches sous le regard des caméras de surveillance du musée. L’Homo cyber était loin alors de célébrer le retour de Dionysos. <> annoncée par William Burroughs accouchait des cyborgs de Stelarc, des <> plastifiées et soudées entre elles des frères Chapman et des hybrides de Matthew Barney. L’homme y changeait les oripeaux du corps humain contre un animal flambant neuf censé démultiplier le <> en le déchargeant de toute humanité.
Dans le monde d’Hervé Guibert (dont je lis en ce moment Le Mausolée des amants ) : pas de paysage, pas de vision à distance, jamais de panorama ou de plan américain, pas d’<>. Il n’y a que des corps, des émotions, des affections, des désirs, des effrois de corps : le sien, le corps de l’amant, le corps décharné de sa mère, le corps de Louise et de Suzanne pris de soubresauts comiques, le corps des passagers du métro qu’il scrute avidement, les corps-animaux du rêve, les organes sexuels, les sécrétions, des morceaux du corps, l’intérieur du corps. Le paysage n’a pas de corps. On ne peut pas s’y introduire, y introjecter son corps vivant, à moins de se jeter par la fenêtre ou de se noyer. Il n’est pas même un <>, comme le Journal du même nom. Aucun lien, aucun lieu, il n’y a place que pour l’écriture. Le monde est un <>.
Le paysage fran?ais type – de ceux que Pierre de Fenoyl
photographiait et dont beaucoup portent le deuil en imaginant qu’il a existé un jour dans sa perfection – est clair, d’une beauté ancienne, composée de peu d’objets, placés à bonne distance les uns des autres – comme dans certains tableaux paysans de Le Nain – et surtout intact. Le sentier à flanc de colline passe au milieu des vergers en fleurs. Une maison noble se tient au sommet, avec son haut portail, le chêne centenaire, le colombier. En bas, pas la moindre ligne téléphonique. Pourtant, le train passe à quelques mètres. Le paysage que je vois n’existe pas, puisqu’il ne prend pas en compte
s’il existe, c’est du seul point de vue de celui qui n’y est pas et qui, de ce seul fait, le détruit.
Cette église du xixe siècle qui surplombe le Rh?ne, du haut d’un à-pic qu’une carrière a creusé sur son autre versant, ressemble à une place forte tournée vers le Sud, face à l’ennemi, l’envahisseur, le Sarrasin, le <>, le métèque. Ses pierres blafardes claquemurent les ossements calcaires de la Provence blanche, la Provence mistralienne, maurassienne, le Midi d’extrême droite toujours mena?ant. Par contagion peut-être, ces immeubles dans le style faux néoclassique, flanqués de colonnes roses et de frontons surlignés de néon, me font froid dans le dos. Je m’avise que tous les rappels à l’ordre, tous les intégrismes se ressemblent. L’écart qu’ils avaient cru combler avec un modèle idéal saute tout de suite aux yeux et, ironie de l’histoire, pour qui rejette la modernité au nom du beau idéal, en exhibe avec une sorte de rage les restes désolés.
Quand les meules pansues et les bottes de foin en faisceau de mon enfance ont-elles disparu du paysage rural ? Remplacées par ces blocs de paille saucissonnée dans une fine résille de fils translucides, débitée par la machine folle de Playtime et ces cubes couverts du plastique noir dont on recouvre les cadavres du terrorisme. Les meules de Monet n’ont plus ni haut ni bas. Kandinsky ne les retournera plus. Disparition de la meule. Disparition des lucioles. Disparition de la forme. Deuil des araignées. Fin du conte moderne : un paysage tellement non figuratif qu’on ne saurait plus rien abstraire de lui.
Noyer solitaire, rescapé du démembrement : <>, écrit Rilke. Et quand il n’y a plus rien ? Quand l’arbre est au milieu de tout ce qui ne l’entoure plus ? Des arbres sous plastique, aux gestes entravés, aper?us ce matin vers Valence, à contre-jour, lui font escorte.
Petites cagettes de plastique abandonnées dans un champ de patates, aux abords de la centrale nucléaire de Pierrelatte (c’est écrit sur le panneau de l’autoroute), comme si on les avait jetées là précipitamment. M’ébahissent leurs couleurs lie-de-vin, pourpres, jaune d’or, rose thé. Dans le champ d’à c?té, la présence de serres vides me para?t suspecte, mais je ne peux m’empêcher de m’émerveiller de tant de lumière opaline contenue et de leur filigrane de fusain cubiste. Qu’il s’extasie devant la beauté des deux colonnes de vapeur dressées droit dans le ciel ne fait pas de l’Homo aestheticus le dernier des moralistes.
Jean-Marc Bustamante, Tableau n° 34, 1980. Collection Frac Provence-Alpes-C?te d’Azur. Photo : Yves Gallois.
Mas enfoncé d’entre les arbres. Murs de lumière sèche dissimulés par des lauriers roses sur lesquels des taches de boue sèchent au soleil, flanqués d’un tas de ferraille et de pneus empilés. Pensé à l’ouvrier agricole – républicain espagnol, antifasciste italien – qui vécut là, seul, pendant la guerre, dans l’odeur écoeurante des melons. Des vieux journaux empilés dans un coin, mangés par les rats. Mains calleuses. Cigarette de tabac noir qui s’émiette, roulée sur la pierre. Erri de Luca – à qui me fait penser cet ouvrier – décrit dans Rez-de-Chaussée ses années d’adolescence, les années de la guerre froide, hantées – on l’a oublié – par la probabilité d’un Hiroshima planétaire : << Avant ce somptueux cauchemar, toutes les générations antérieures à la n?tre, note-t-il dans le chapitre intitulé <>, ont vécu en traversant des guerres, des épidémies, des famines, en somme des risques concrets de décimation. Seule la dernière classe, celle des jeunes de vingt ans, voit son futur relativement libre de catastrophes. C’est une perspective rose mais intolérable. >>
Déplorant << la perte d’une attente raisonnable d’apocalypse […] digne de la personne humaine >>, Erri de Luca ne croit pas que l’horizon d’attente que proposent les écologistes suffise à dessiner des perspectives aussi structurantes que la fin du monde. Que dirait-il de l’apocalypse technique de Crash ou de Videodrome
? Et de la litanie des <> fins du monde, à l’heure où les Etats-Unis révisent leur stratégie nucléaire et s’apprêtent à utiliser <> l’arme atomique ?
Il arrive aussi que la vitesse, comme le souvenir d’un rêve, excite le go?t du détail : de ce paysage – dont, de toutes les fa?ons, je ne retiendrai rien –, je sauve les plus petites unités possibles : la folle avoine, le sainfoin, un jais.
Les clairières, les brisées, les découverts, les fayards, les rouvres, les halliers, les haberts : les mots du paysage meurent en même temps que les aulnes, les platanes, les m?riers ou l’éteule. Les biefs nous sont aussi mystérieux que la flouve et le caille-lait. Des images familières il y a peu demandent aujourd’hui traduction. Mon voisin, lecteur d’Auto-Moto, ne voit pas cette draille, il ignore tout de ce lé de halage, ne sait rien de cette vire, n’a jamais pris de cavée à la tombée du jour – ou bien peut-être tout le contraire, il les conna?t trop bien et leur préfère la dernière Suzuki. Ces sayons éloignés, cette sente qui tortille entre deux haies d’aubépines – comme le petit raidillon contigu à Tansonville qu’emprunte le narrateur de La recherche du temps perdu, coiffe défoncée et douillette perdue d’étreindre les branches piquantes, le jour de rentrer à Paris –, lui rappellent de mauvais souvenirs. En attendant : motus, fin du paysage.
Le paysage au temps de Goethe était-il aussi <> que le dit Peter Handke , au point d’affleurer à la surface du texte sans qu’il soit besoin de le décrire, un peu comme des lentilles d’eau ou ces premières photographies seulement solarisées ? Mais n’était-ce pas plut?t Goethe qui découvrait, en même temps qu’il l’annon?ait, le paysage – ou, plut?t, la description du paysage ? N’était-ce pas la situation qui était nouvelle, d’une fra?cheur merveilleuse ? Un homme photosensible, un graveur de lumière (comme la photographie à ses débuts) décrit un paysage : non plus des pays, des gens, des modes de vie (comme ces moines du Cinquecento dans leurs descriptions des Belles Contrées, décrites par Camporesi ), mais un paysage vu pour la première fois, surgeonnant de lui-même.
Feuilles de plastique agrafées dans la lumiè un homme en blouse blanche, coiffé d’un masque d’apiculteur, une sorte de filet à la main, traverse le champ inondé qu’on aper?oit au travers des arceaux de la serre, débarrassés de leur nappe transparente et qui brillent faiblement contre la terre mouillée. On jurerait un médecin dépêché en urgence pour ausculter un enfant ou quelque psychopompe matinal. Je lis Philippe Jaccottet en cherchant à attraper du regard, par-dessus les collines, contre toute raison, le ch?teau de Grignan, le poète à sa fenêtre, ses yeux d’eau, Madame de Sévigné, une immense plume blanche à la main :
Les pensées de TGV sont sans commencement ni fin, comme Le Livre de sable de Borges. Dans le train, je ne conclus pas : je réserve, j’invente des durées séparées, des petits segments de froid, à la manière des cuisiniers, pour des pensées à venir, je laisse flotter. Le siècle m’importe moins que les jours, les années, les décennies.
Dans <>, un de ces courts textes mystérieux des Anges distraits, où Pasolini décrit son amour pour les trains de sa jeunesse – << un de ces amours qui sert de fil conducteur à l’objet de [sa] recherche >> –, je trouve ceci qui m’enchante : <> Pour l’enfant de trois ans qui l’empruntait, il <> sur la maison de sa mère : <> La cause de cet étonnant piqué aérien, de ce foudroyant raccourci de rêve, tenait-elle, comme s’en explique Pasolini, à la brièveté réelle du trajet de Bologne à Casarsa, trop court pour ne pas en sauter les étapes ? Ou au souvenir d’un Casarsa mythique, <>, et du voyage dans le temps qui l’y conduisait, comme d’une remontée des origines, à travers <>, vers la mère tant aimée ? Ce qui est s?r, c’est l’élimination de la gare : le saut par-dessus un lieu sur lequel l’Italie fasciste avait fait une véritable fixation, mais aussi un lieu de désir que Pasolini décrit dans Ragazzi di vita, filme dans Théorème et où il ira chercher, un soir de 1975, son assassin.
Dans l’air vibre la menace de l’attentat. Ou plut?t sa simple éventualité, sa virtualité pure, l’exacte anticipation de l’attentat. Il n’y a que le vendeur de cartes postales et les petits dealers pour ne pas s’en inquiéter. Personne ne s’attarde, personne ne veut être là une minute de plus, c’est l’endroit qui le veut. Je repère les caméras, deux vigiles immobiles dans la foule. La foule est si dense qu’elle les aveugle comme une cagoule. Leurs tenues toutes neuves, d’un jaune pimpant, ont quelque chose d’une fête enfantine et d’une salle d’opération. Quand la fumée aura tout envahi, les bandes phosphorescentes feront de jolies raies de lumière sur l’écran. En quelques secondes, l’endroit aura pris sa forme définitive. Celle d’un plateau de télé où l’on affiche les chiffres gagnants, très vite, avec des gestes accélérés. Il faudra évacuer, la marque de terreur collée au cou, sur la nuque, bien en é terreur, au reste, purement statistique, mesurée en nombre de morts et de blessés, en corps, en files d’ambulances, en quantité de gyrophares, cordons de sécurité, PC volant, points presse, flics, médecins, indics, journalistes, brigades spéciales, psy et infirmiers, sans oublier les spécialistes de restes humains, les fouilleurs assermentés du gluon humain. Non pas la terreur d’un mort en particulier, pas même l’effet de stupeur, mais la vision purement motorique de la mort et le générique interminable de ses techniciens de plateau. A quel point nous vivons dans un paysage de ce type, suspendus à une menace déjà imagée, à un cinéma déjà filmé, empêtrés à cette poisse, les abords de la gare, ce matin, en offraient la preuve ordinaire.
L’autorail, <>, écrit Patrice Drevet dans La Micheline. Sambadel ! le nom seul m’enchantait. Un été, les parents s’y étaient arrêtés avec mes frères et en avaient rapporté des images de talus de digitales au-dessus d’une rivière limpide bouillonnante de truites, de nuages mêlés aux herbes hautes et de lavoir, une construction en bois sous les feuillages. Tableaux de paradis lacustre que feront resurgir les scènes de bains de Caillebotte et les pages de La Recherche du temps perdu où coule la Vivonne – mais aussi, de fa?on plus inquiète, plus proche du chagrin que ces images avaient fait na?tre en moi, qui n’avait pas été de ce voyage, les frondaisons agités par un vent mena?ant de Félix Vallotton.
Dans les paysages de Giono, tout a un nom : noms de fermes, d’arbres, de lieux-dits, de routes, de vallé nom de la moindre combe, du moindre pas, nom de terroir, nom de noms. Les personnages les emportent avec eux comme leur surnom : ainsi <> ou <> dans Les Récits de la demi-brigade. Que seraient Les Deux Cavaliers sans Jason et Mon cadet ? Un Roi sans divertissement sans Saucisse ni Mme Tim ? L’Iris de Suse sans Tringlot ? Angélo sans Angélo ? Des bouts de pays se déplacent sur leurs épaules comme des nuages de fumée : <> Quand son héros se rend quelque part, c’est <>. Une carte entière est dépliée dans leurs yeux, avec tous ces noms écrits dessus. Le territoire du capitaine de la demi-brigade <>. Les chevaux non plus ne vont pas sans leurs noms. Sa <> passe (dans Manosque-des-Plateaux) par de grandes brassées de noms : <> Tous ces noms racontent moins une géographie réelle qu’ils ne dessinent <>, comme dit Legrandin de Balbec, où les relations nominales sont plus précises, plus indispensables au roman que les coordonnées cartographiques. Avant de figurer les décors de la scène, les lieux sont écrits : ce sont des noms, le signal d’un nom sans lequel le roman ne pourrait être écrit. Une rue de Marseille ? C’est la rue Tapis-Vert. Une ferme isolée ? La ferme des Gaubert <>, ou celle de Marinette, la prostituée, qui se tient <>. On s’installe dans les fourrés ? Ce sont des amélantiers. On se cache pour observer ? C’est dans un massif d’yeuses. Le mot ne dessine pas seulement une géographie, il est à l’origine d’actes précis auxquels il donne sa couleur et qu’il guide jusqu’à leur fin. Le boléro que le capitaine trouve sur sa route au début de L’Ecossais ou la Fin des héros est le mot de l’énigme. Lorsqu’il est rendu à sa propriétaire Pauline (la belle marquise de Théus d’Angélo, du Hussard sur le toit et de Mort d’un personnage) comme <>, celle-ci corrige : <> La précision est décisive : un autre mot et c’est toute l’histoire qui bascule. Quand son personnage fait des rêves, c’est à cause d’un nom (La Belle H?tesse). << Ces mots, note-t-il, y étaient pour beaucoup. >> De même Lars von Trier, qui déclare avoir eu l’idée de situer ses prochains films en Amérique (sans jamais y aller) à cause du nom des montagnes Rocheuses : <>, dit-il au journal Le Monde, <> << Mon film suivant, dit-il encore, se situera en Alabama, c’est un si joli mot… certainement mieux que la réalité de l’Alabama. >> Des fenêtres du TGV, les noms n’y sont pour rien, la carte est muette, lisse comme un champ sous plastique, les lieux ne sont plus <> pour personne et les personnages sont de nulle part. C’est peut-être pourquoi, devant ces paysages qui défilent trop vite pour y mettre un nom, je regarde si avidement le moindre panneau routier, m’accroche au moindre tag, dans l’attente de je ne sais quoi. Mais leurs noms sont illisibles, comme dans un cauchemar.
(C) A. R., Gardanne, avril 2005.
Le xxie siècle verra-t-il la disparition des vocables ? Je n’en sais rien, mais une chose est s?re : la richesse lexicale d’une copie d’étudiant en première année d’université montre, tout comme le misérable petit paquet de mots dont dispose le nouveau lumpenproletariat, que l’ordre du discours est en crise. Les quelque quatre cents mots que possèdent les jeunes exclus ne sont pas sans expliquer le recours à la violence qui a marqué les dernières manifestations lycéennes. Rarement l’usage de la parole n’aura autant manqué. Mai 68 l’ l’hyperviolence encagoulée des petits dérobeurs de mars 2005 démontre l’étendue de la régression.
Les noms des trains ont été pour des époques entières de véritables emblèmes : le Trans-Europ-Express, l’Orient-Express et le PLM (Paris-Lyon-Méditerranée) des Années folles, le Train Bleu de Cocteau et Morand, la Micheline de Drevet, le Roissy-Express de Fran?ois Maspero. Mon enfance empruntait le train des Pignes. Quelques années plus tard, en ma qualité de turbo-prof, je courais le bon vieux corail couleur potiron sur la ligne Paris-Bordeaux, arrêt à Saint-pierre-des-Corps. Mais ce n’est rien au regard des petits noms que Proust aimait à leur donner : tortillard, tacot, tram, transatlantique, Decauville, F ou des appellations d’intérêt local, comme le B.A.G., qui desservait Balbec, Angerville et Grattevast, et les T.S.N., les tramways du Sud de la Normandie. TGV (comme le très terre à terre TER) renoue avec ces derniers : c’est un nom moderne, aérodynamique, calé sur son T en forme de butoir, confortable comme le G, ouvert sur le paysage et rapide comme les ailes du V. Mais il est frappant qu’aucun petit nom ne lui ait été trouvé, comme si sa <> et l’espèce de fluidité anodine, son c?té sobrement métallique, lui interdisait d’en adopter un.
Quand Théophile Gautier prit, pour la première fois, le <> avec son ami Fritz (Gérard de Nerval) vers Bruxelles, il allait – dira-t-il dans Un tour en Belgique – <>, ou plut?t de la blondeur des << belles femmes aux formes rebondies […], toutes ces montagnes de chair rose d’où tombent des torrents de chevelure dorée >> dont la vue des tableaux de Rubens lui avait donné l’appétit. Raccourci qui va des Beaux-Arts vers les corps, le train fait sortir le musée de ses gonds. Il fait d’une pierre deux coups : il donne vie aux tableaux et cultive le désir des corps.
Graffitis à l’entrée des grandes gares, compréhensibles seulement par les tageurs. Rivalisent par la taille parfois démesurément agrandie, l’emplacement (taguer l’endroit le plus impossible fait certainement partie du jeu), les couleurs peu nombreuses, les caractères graphiques presque toujours identiques, comme si leurs auteurs s’étaient donnés le mot pour vérifier, en prenant les passagers du train à témoin, l’injonction de Nietzsche <>.
Marseille-Transfert est terminé, Giono rentre à Manosque. Le tourbillonnant voyage d’aller prend fin sur la lente remontée des hauteurs de Septèmes. Il n’est plus d’humeur à s’émerveiller mais, dès le premier tournant, la beauté le reprend : <> et <> l’attendent au débouché d’une tranchée. L’enchantement est le plus fort. Giono est bien un moderne, comme Matisse : le monde sera toujours plus beau, plus abondant, plus lumineux, plus succulent, les Alpes assez <> et la mer assez <> pour faire rena?tre le désir. Son excès objectif écarte toute idée de fiasco. La tristesse de Matisse est la tristesse d’ de même, chez Giono, quand l’un de ses héros est <>, ce ne peut être qu’un roi. Nos tristesses platement postmodernes, les tristesses du xxie siècle, sont sans royaume.
(C) A. R., Septème, avril 2005.
La montée vers Septèmes par le TER a gardé son c?té diligence. La micheline du Conseil régional emmène ses trois voitures à la force de son diesel. Sa cheminée crache un petit nuage noir. La pente est rude. Il faut y aller. Hue dia ! J’ai tout le temps de lire les noms aux murs des entrep?ts, d’entrer dans les appartements, de mater le figuier dans le jardin, le gar?on qui étend son linge, torse nu, en slip rouge, les arbres chaulés contre la fourmi d’Argentine, la rangée de cabanons au pied des H.L.M., les arbres au milieu des maisons, le chevalet d’usine à la Bernd et Hilla Becher, les ballasts incendiés. Le train tangue. Freud en décrivait les effets ravageurs sur la sexualité des adolescents. Sainte-Marthe, le TER s’arrête. La gare ressemble à un petit mas. Ce gros type qui s’adosse à l’appareillage pourrait bien être son chef. Les frères Lumière ont filmé la scène. Giono n’y reconna?trait pas ses pages, tant les immeubles, tout décatis, cuits par des années de débine au soleil, fr?lent la voie. Au-dessus d’un vallon frais, le regard se perd dans une crèche de maisons miniatures, cuites également. Mon TER s’accroche, klaxonne dans les tunnels, de hauts tunnels perchés au-dessus des pavillons. La gare de Septèmes, avec sa tranchée et son abri de Far West tagué, n’étaient trois H.L.M., trois vieux frigos carnivores qu’on aurait balancés sur les rochers, n’a pas changé. Et puis ce sont – restes archéologiques de la campagne de Noé
–, des morceaux de champs, des bouts de cultures gagnées par les entrep?ts, un parc d’attraction, des arbres empoussiérés, d’horribles hameaux néoproven?aux et, coincé entre la voix et la route, un camp de Gitans. A cet endroit, dans le roulement du TER lancé à pleine vitesse, les arbres de Noé fouettent les vitres. Le train est entré dans le parc d’attractions. Bient?t, comme au bord de l’autoroute, le Conseil régional plantera un panneau sur le ballast incendié, semé de cannettes et de carcasses carbonisées : <>Mais Noé ne s’est pas enivré à la bière et n’a pas payé son billet. Il est un peu inquiet du passage du contr?leur, je le rassure et lui dit que je n’en ai pas vu l’ombre. Alors Noé boit, tranquillisé. Gardanne le laisse indifférent. Depuis quand fait-elle la poussière, jusqu’en Suède dit-on ? Giono n’en parle pas. Vue du train, l’usine ressemble à un musée du bricolage industriel, un immense Bricorama d’échelles, de chevêtres rouillés, de pontons infléchis, de ponts roulants, de chenilles recouvertes de la fine poussière rouge des <> de Klee. Sauf que, ce que gazouille Gardanne, à l’abri de son clocher phare, n’a rien de très musical. L’endroit me fait songer aux rouges balises de détresse qu’on allume dans la nuit, quand tout est perdu.
Dans Les Passagers du Roissy-Express, Fran?ois Maspero déplore la fin des itinéraires, remplacés dans les guides par l’ordre alphabétique. A l’espace morcelé des nouveaux Baedeker correspond le temps discontinu des montres à quartz. Bref, on ne voit plus ni l’un ni l’autre. Les premières cartes étiraient en longueur, sur de longues bandes de peau, des parcours continus (dont les linéaments, plis contre plis, en forme de boustrophédon, laissaient imaginer la lenteur), et le temps, comme les aiguilles d’une montre, avait encore l’épaisseur des journées. Mais Proust l’avait compris, le chemin de fer (c’est ainsi qu’on appelle encore le conducteur d’un livre illustré ou d’une émission) ne va pas d’un point à un autre : il repasse par tous ses points, tel Zénon d’Elée.
Le père qui embrasse son fils après une discussion joyeuse. Les deux adolescents muets. La mère avec sa fille qui l’engueule, l’énerve, fait l’idiote. Les tremblements de haine du vieux couple, sit?t que l’un des deux se met à dire un mot. Matrone qui impose silence à son <> d’enfants. Un homme et une femme qui parlent boulot. Un homme seul, au téléphone. L’ennui, la tristesse des voix perdues.
Mon voisin sur son téléphone portable : <> Il me rappelle les histoires de ventres maternels bourrés d’enfants que je lisais dans mon enfance : l’histoire de Ga?a enfantée par Ouranos. Ou des bedaines paternelles pleines à craquer : Cronos avalant les enfants de Rhéa, Zeus faisant de même avec Cronos, lequel avait coupé le sexe de son père Ouranos alors qu’il était retenu prisonnier par ce dernier dans le ventre de Ga?a. Pensée à Damien Hirst : ses vaches coupées en deux et plongées dans leur soupe transparente, qui plaisent tant au public, montrent ce qu’elles ont dans le ventre, comme l’époque.
Pas de salle d’attente, pas de wagon sans une batterie de bouteilles souvent avec tétine, souvent mini et renflée, à usage strictement personnel, exhibée sans vergogne. L’époque biberonne pour éliminer. Mieux : pour décanter, pour purger le corps en une sorte de pressing permanent, pour lui donner, de lavements en lavements, la fadeur du tofu. En attendant, elle filtre, elle climatise, elle décongestionne, elle décrasse, elle lubrifie, elle réfrigère à toute heure du jour, frappée d’une rage diurétique inextinguible, elle transforme l’urine en pipi d’ange, solution aqueuse inodore et de peu de couleur qui donne à la chair du buveur la texture d’un lait de hareng. D’où un certain agacement, un certain effarement devant cette jeune fille p?le comme un linge, la peau vouée à la détergence, qui, de Marseille à Paris, boit en une noria continue des litres et des litres de Volvic sans même évacuer, comme si sa furie purificatrice avait dilaté son détrusor au point de la remplir toute entière.
Une jeune fille maigre passe, les épaules et les jambes couvertes d’écriture, comme dans le Pillow Book de Greenaway. Sur son portable, elle dit deux fois, en regardant au loin les lignes à haute tension : <>
Le TGV change de look, foi de son nouveau designer Christian Lacroix et de son président, qui a exposé la merveille sur les Champs-Elysées comme la dernière berline de luxe. Exit l’esthétique <>. Le Ska? et l’alu des années Talon, que la SNCF avait troqués contre un faux velours gris à rayures, vont céder la place aux peaux synthétiques et aux couleurs tendance : fuchsia vermillon pour les seconde et crêpe Suzette pour les première. Les ma?tres mots sont : dissymétrie et fluidité. Le pauvre sera ludique et le riche crémeux, l’équité moderne respectée. Tout est fait non pour <>, mais pour procurer un plaisir, réveiller le populaire endormi ou calmer l’homme d’affaire stressé. On est loin de la <>, presque méfiante, de la micheline Digne-Marseille qu’emprunte Giono dans Noé, loin de <>. L’allure <> du costume des employés <> sera elle aussi relookée. Les nouveaux contr?leurs seront moins des <> que de jeunes et beaux stewards descendus du ciel. Angélo en personne, l’oreille accessoirisée, contr?lera votre billet dans un nuage d’eau essentielle. Mais la compagnie a-t-elle songé à la chemise qui déborde du ventre de celui-là, à sa barbe d’un jour, à sa casquette renversée sur le cheveu rare et gras ? A-t-elle bien songé aux voyageurs dont le look laissera toujours un peu à désirer ? Quid du voile dans le train ? de la tenue de jogging rose ? du boubou royal ? du short hawa?en ? ou du collant de cycliste qui sculpte les maigres jambes de mon vis-à-vis ? Le xxie siècle donnera-t-il raison au designer – à son doux totalitarisme numérique – contre le voyageur toujours, peu ou prou, écorché vif ?
Doin’ the voom-voom : cet air de Duke me rappelle les nuits qui précédaient mon départ vers Paris, la nuit des grandes vacances. Je ne me couchais pas sans souffler sous les draps le tchou-tchou du Train Bleu. C’était le temps du train électrique, vite délaissé mais dont la bo?te était toujours en évidence, et de la locomotive en plaques de fer, la célèbre BB, posée sur la table comme un monument extatique. Le temps des compartiments scabreux, entassés à six sur des couchettes de torture. Mais pour l’enfant qui partait rejoindre ses grands-parents, c’était entrer dans le train des westerns, partir à la conquête de l’Ouest sur l’air de Happy-go lucky local.
Quelle que soit sa vitesse, le train n’avance pas. Son régime est la lenteur nécessairement désespérante, absurde, injuste, qui révolte, une lenteur qui serre le coeur. Je n’en connais pas de plus déprimante que la dernière lenteur, la lenteur de l’entrée en gare, toujours susceptible d’arrê un comble de lenteur que le TGV, à cause de sa rapidité même, exaspère.
Ils ont du mal à contenir leurs jambes, se plient et replient dans la bo?te ridicule où on les a enfermés. Soudain un bras, un pied jaillissent de leur place avant de se réfugier dans l’interstice autorisé. Ils n’échangent pas une parole, prennent bien soin de ne pas se toucher, de ne pas se regarder (ils portent les mêmes lunettes de soleil), essayent de dormir, n’y parviennent pas. Ils n’ont ni livre ni journaux. Pas de portable, pas de lecteur CD, rien. Ne regardent pas le paysage. Ne se lèvent jamais. Leurs mains, immenses et inoccupées, pendent au-dehors, comme des ready-mades malheureux. Le seul espace possible, la seule issue est dans leur bouche, dans le chewing-gum qu’ils m?chent avec une énergie décuplée, comme si leur vie en dépendait. Bient?t des puces de silicium auront remplacé les Malabars de mon enfance. On m?chonnera en famille les doux psychotropes du cybermonde.
Dans le train, j dans l’avion, seuls les accessoires me fascinent : des détails, des fragments, une montre, une paire de lunettes démesurément agrandie, une alliance, un épi de cheveux, un cr?ne, un grain de beauté. Tous ces éclats de vision pop font oublier les corps entiers, les corps sexués. C’est peut-être que je les vois de très près. Le manque d’espace, les fauteuils, le plafond bas exerce sur les passagers une pression qui fait penser à un ventre. Mon dos, mes fesses subissent un poids comparable à celui qui pèse sur le foetus. Mais ce retour vers un liquide amniotique renouvelé en permanence par les h?tesses est mortifère : malgré ces élégantes mères de substitution qui me remplissent de matière liquide, je suis une empreinte négative, asexuée – une empreinte qui ne passe pas par le plan du sexe et de sa visibilité mais par l’oralité la plus primaire –, l’avion est une sculpture à cire perdue et sa cargaison un musée d’enfants morts. Le train, lui, est plein à craquer de modèles vivants.
Sous ses dehors lissés et fuselés, le TGV se détraque de l’intérieur, une tablette se met à vibrer, une vitre branle dans son ch?ssis, une étagère émet des signaux grin?ants, un cendrier ré comme si l’esprit des chemins de fer – celui des vieux boggies du PLM brinquebalant leurs ferrailles disjointes dans le gringottement des rames – était toujours en service. Sous le design futuriste : l’indécrottable Bête humaine.
(C) A. R., Hommage à Noé, de Jean Giono, avril 2005.
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, coll. <>, Gallimard, 1999.
Henri Bergson, L’Energie spirituelle. Essais et conférences, Alcan, 1919.
Henri Bergson, La Pensée et le mouvant. Essais et conférences, Alcan, 1934.
Philippe Delerm, Les chemins nous inventent, Stock, 1997.
Géographe, auteur de manuels scolaires.
Karl Baedeker () a créé des collections de guides à l’usage des voyageurs, traduits dans de nombreuses langues.
Paul Virilio, L’Horizon négatif, Galilée, 1984.
Jean-Didier Urbain, L’Idiot du voyage. Histoire de touristes, Payot, 1998.
Peinture de Paolo Uccello, en trois tableaux () : l’un est à Londres (National Gallery), l’autre à Florence (Offices) et le dernier à Paris (Louvre).
Paul Virilio, Vitesse et Politique, Galilée, 1977.
La traduction fran?aise de Our Posthuman Future, de Francis Fukuyama, a été publiée par les éditions de La Table Ronde en 2004, sous le titre La Fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique.
La Fin de l’histoire et le dernier homme (coll. <>, Flammarion, 1993).
Hervé Guibert, Le Mausolée des amants. Journal, , coll. <>, Gallimard, 2003.
Paris, Centre Georges Pompidou, 1984, et Chronophotographies, Musée de l’Elysée, Lausanne, 1990.
Films de David Cronenberg, respectivement sortis en salles en 1996 et 1982.
L’Histoire d’un crayon, Gallimard, 1987.
Piero Camporesi, Les Belles Contrées, Le Promeneur, 1991.
Philippe Jaccottet, Poésies , Gallimard, 1977.
Jean Giono, Noé, coll. <>, Gallimard, 2000.
Pour citer cet article
Girard Xavier,
<>,&La pensée de midi
2/2005 (N° 15)
, p.&58-75
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